29.4.22

Face au déchaînement

Le présent est sur un pied. Il arrive qu'il prenne sa respiration mais ça ne dure pas. Je suis en déséquilibre. Je ne parviens pas à saisir. Ça s'enfuit. Le présent s'enfuit. La seule constante, c'est mon coeur qui bat. Je ne le sens pas. J'allais même dire je ne le sais pas, ce qui est faux. Je ne m'en rends pas compte ou plus exactement je n'en ai pas conscience, les secondes passent. Je sais sa présence. Parfois ma jambe frémit à son rythme. Au dehors, il y a du vent. Dans ma tête, c'est la tempête. D'ailleurs est-ce bien sûr ? Je me demande si ma pensée suggère l'écrit ou si l'écrit induit ma pensée. Qui précède quoi ? J'entends des détonations. Il y a la guerre quelque part. Je marche dans la rue et il y a la guerre quelque part. Est-ce que je peux marcher encore ? Sans doute. Le présent que je vis n'est pas le présent des détonations. Je les entends pourtant. Et mon coeur se serre, je le sens. Et il ne bat plus, ce qui est faux. Il fait l'expérience de la mort, je me dis. Et je m'en veux. Tu joues, tu joues. Ici tu joues mais là-bas. Là-bas il y a des coeurs qui ne battent plus et ça ne joue pas. Est-ce que je culpabilise ? Oui. Ou plutôt non. C'est juste une apathie. Un confort. Celui de l'artiste qui brandit son arme symbolique. Vous voyez, moi, je fais quelque chose. Je ne suis pas spectateur comme vous. Je me révolte, je fais des dessins contre la guerre et je les publie sur mon blog. Ah la belle affaire. Et d'ailleurs est-ce bien sûr ? Faudrait-il rester silencieux ? Ou intégrer un bataillon international ? Seule alternative quand il y a un déluge d'acier ? Dans quel lieu est-ce que je vis ? Tout est beau et propre. Un jeune homme en peignoir se prélasse au soleil sur la terrasse de son appartement. Je le vois. Et je vois des ruines, des immeubles éventrés, des empilements de boites à chaussures vides sur lesquelles on aurait marché et mis le feu, des amoncellements d'histoires concassées, déchirées, émiettées, des corps écorchés, abandonnés, désarticulés sous la neige matinale, des déflagrations silencieuses dans les regards d'enfants. Seulement il faut bien. Je continue. Le présent ne s'arrête pas pour observer, se délecter ou dénoncer. Le présent apporte de nouvelles boites à chaussures vides sur lesquelles je marche moi aussi. Je m'arrête. Je suis sur un pied. Je ne parviens pas à saisir ce qui m'arrive. Je cherche à me raccrocher. Mais il n'y a que le vent. Le vent. 

Face au déchaînement


Je veux rester en suspension, vigilant, aux aguets. Ne pas entrer dans cette danse de la mort. Je ne peux pas. Je m'en donne l'illusion en agitant les bras. Ou au contraire en respirant profondément pour ôter toute agitation et me statufier avec la conscience de mes battements de coeur. Funambule imaginaire. J'y crois. Je crie en dedans. Victoire, victoire. Ça marche le temps d'un présent qui déjà passe. Le déséquilibre caché derrière je ne sais quel paravent réapparaît. A quoi me raccrocher ? Il n'y a que le vide. Je fais le pas. A nouveau je marche. Bien sûr ce ne sont que des boîtes. Je ne suis pas armé. Je ne marche pas muni de bombes sur des immeubles où s'entassent des réfugiés. Il n'empêche. Où ai-je mis ma fierté ? Il y a la guerre et je marche comme si de rien n'était. Ou plutôt non, le rien est là, l'anéantissement des uns par les autres, humains, frères. L'anéantissement volontaire de frères les mains attachées dans le dos. Comment est-ce possible ? Le rien s'ouvre sous mes pas. J'essaie de me mettre à la place du bourreau. Je n'y parviens pas. Je me dis : je fais partie de l'humanité et l'humanité agit avec une cruauté inégalée qui me dépasse. Quoiqu'il arrive, je suis solidaire. A la fois victime et bourreau donc. Je me contorsionne et crie en m'imaginant victime, la chair à vif la torture l'insoutenable. Me voilà sur un pied tordu grimaçant. Je m'en veux. Tu joues, tu joues à nouveau, tu joues à l'horreur. Ici dans la maison cossue. Le printemps se rue à la fenêtre, les arbres fruitiers en fleurs, blancs comme neige sur le bleu du ciel, le vert tendre des prés, les coucous qui affleurent. Se superposent des images de bâtiments ruinés, de voitures écrasées, de corps calcinés, de destructions qui atteignent, entament, sapent, révoltent, anéantissent. Je suis un nanti. J'ai suivi la voix de mes désirs. J'ai une vie de coin de cheminée. Je n'ai pas connu la guerre. Je ne l'ai approchée que par intermédiaire. L'histoire, les images, le cinéma, les actualités, les journaux, les réseaux sociaux, le regard d'un lycéen rescapé de Syrie... Lui seul a vraiment réduit la distance entre ici et là-bas ! Tout est affaire de géographie. Je suis démesuré. Il me suffit de tendre les bras pour embrasser la terre. Je touche du doigt l'autre bout du monde. A la fois une réalité. A la fois une chimère. Je me dilue. Je suis au courant de tout ce qui est important. Même si cela se passe à Shanghai, à Montevideo, à Pretoria. Qu'est-ce qui est important ? Je ne choisis pas ce que je sais. Je suis bombardé d'informations. Cela ne tue pas. C'est une guerre soda. Sucrée, cancérigène. Elle me flanque le vertige. Le présent se dérobe. La tête me tourne. Comment rester à l'écoute sur un pied ? Je rêve de voler. Banalité sexuelle. Au sommet de la courbe. J'essaie de me rassembler, de cristalliser mon énergie. Je suis aidé par la contemplation : le ruban diaphane bleu ardoise du Morvan au loin, la prairie qui se couvre du jaune des pissenlits, le bruissement des insectes dont la litanie soulève la terre sous mes pas... Le monde se crispe. Le repli sur soi menace. Moi le premier. Plus ce qui est important, même venant au-delà de mon horizon, m'assaille, plus je cherche à me protéger. Ou plutôt il y a un trop. Un trop au-delà duquel je ne veux plus rien entendre. Et ce trop pour beaucoup est atteint. Tu te retrouves à devoir choisir entre deux pires le moins maléfique, le moins enfermé, le moins certain. Dilemme ? Non. Chance. Il y a encore un choix. Il est des lieux où l'on te jette en prison pour avoir brandi devant ta porte une feuille blanche format A3, pour avoir prononcé le mot guerre, pour avoir ouvert un parapluie sans qu'il pleuve. La démocratie n'est pas seulement un mot qu'on agite comme un drapeau. C'est un acte permanent. Un présent, le mien heureusement. Ce présent démocratique exige mon attention, mon invention, ma bienveillance. Certains l'usurpent, usent du mot et en ôtent sa substance. Le présent alors se fige et tu te courbes, le nez au sol sans horizon, tu te tais, tu t'assourdis. Là-bas aujourd'hui. Ici bientôt ? Seul le différent anime, incite à franchir la frontière, révèle la splendeur du monde. J'aime outrepasser ma peur. Je suis un voyageur d'âmes. La rencontre est irremplaçable. Ce je-ne-sais-quoi qui fait presque-tout quand on est en présence. Information n'est pas connaissance. Le regard de l'autre m'a permis de connaître, au-delà des mots. Pourtant la tentation de se retirer existe. Cultiver son jardin, à la manière de Candide. Ce n'est pas une question d'âge mais de lassitude. La fatigue qui envahit est mauvaise conseillère. Il faudrait dormir et rêver. J'écris cela alors que je suis en proie aux insomnies. Contrepartie de ma volonté à pourfendre la lassitude. Justement. Chat qui se mord la queue. Je ne me résigne pas. Mon énergie se cristallise. Il s'agit encore et toujours d'être au monde. A la fois né au monde, ouvert au monde, appartenant au monde, partie prenante du monde. La mort est constitutive des moments heureux. Ce qui ne dure pas enferme du précieux. J'aime l'éphémère. Comme le présent danse sur une jambe. En temps de paix. Sinon tout cela se renverse... Il n'y a pas de sang impur, ni de sillon à abreuver. Plutôt que répandre le sang, faites pousser du blé, lance une femme ukrainienne aux soldats russes. Elle fait face, les deux pieds ancrés au sol, et porte un foulard sur la tête comme les mères de famille française des années 60. Il arrive que cultiver son jardin soit un acte de résistance.

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